dimanche 29 mars 2015

Scandal


Quand je vous disais qu’internet était un bien bel outil ! Je viens de découvrir Scandal, un bijou d’Akira Kurosawa (1950). Dans le Japon en pleine reconstruction de l’immédiat après-guerre Ichiro Aoe jeune artiste peintre idéaliste et rêveur se retrouve mêlé à un scandale provoqué par un périodique de la presse du cœur.
A travers cette intrigue simple Kurosawa oppose les tenants d’une société traditionnelle à ceux du monde de l’argent roi. D'un côté, nous n’avons que rêve et beauté (la toute première scène où le jeune peintre démontre à trois simples paysans que la montagne qui leur fait face ne cesse de bouger est magnifique) et de l’autre, la vulgarité (le journal est un de ceux que l’on trouve aujourd’hui dans tous les kiosques et qui ne cesse de battre des records de vente), le mensonge et la corruption. Comme dans un bon nombre de films du maître l’image et le cadre participent activement à clarifier le propos. Les journalistes sont montrés comme des fauves en cage, la ville moderne comme une machine infernale qui élimine ceux qui ne jouent pas le jeu, et les artistes (le peintre, la jeune chanteuse populaire et l’ensemble des personnages qui sont à leur côté) comme des étoiles scintillantes égarées dans un ciel qui s’assombrit dangereusement. Bien entendu, ce combat aux règles truquées est intégralement suivi par des médias déjà omniprésents.
 Bref, il s’agit bien d’un cinéma qui consiste à rendre les idées visibles où chaque plan, chaque cadre explique et enchante. Inclinons-nous devant cette maîtrise de l’outil et cette poésie rare. Au besoin, revoyons telle ou telle scène. Seul devant votre ordinateur, êtes-vous le maître, oui ou non ?
Dans le procès qui clôt  l’intrigue, la beauté et la pureté finissent par l’emporter sur la vulgarité, mais, nous sommes dans une œuvre de fiction, évidemment.

Julius Marx

lundi 23 mars 2015

Une petite larme


Internet est vraiment une belle invention. Grâce à l’infernale  machine médiapeoplepubsjesaistout (ou presque) on peut visionner une quantité impressionnante de films. Du coup, nul besoin de se déplacer ni de se fendre de plusieurs euros ( à ce jour, je ne sais pas combien peut coûter une place de cinéma, pensez que c’est bien triste, c’est vôtre affaire)  pour affirmer que la quasi-totalité de la production cinématographique n’est plus qu’une surabondance d’images sans esprit ou de films « référence » qui refont le tour des formes sans grande imagination et en montrant autant d’entrain et de joie d’exister que la caissière de mon supermarché un lundi matin. 
Au fait, vous souvenez-vous de la dernière fois que vous avez versé une petite larme au ciné ?  Oui, vous savez bien de quoi je veux parler ; de cette émotion magnifique et magique, de ce pur moment de bonheur, même si, à ce moment-là, vous n’aviez pas de mouchoir sous la main et que vous avez été contraint, pour retrouver un visage normal avant de sortir, de vous servir d’une brochure distribuée pour je ne sais quelle  séance spéciale à l’entrée. Le spectateur qui pleure ou qui s’exclaffle  bruyamment  au moindre gag de potache est un cinéphile, un vrai. Tiens, puisque nous parlons de plaisanterie à dix millions d’euros, grâce à la machine on peut, par exemple, constater que Bienvenue à bord est une comédie aussi réussie qu’une autre dans la catégorie « tête de gondole » mais qui pêche tout particulièrement à cause  d’un montage défaillant. Dans une comédie, si l’on perd subitement le rythme, on sombre, c’est mathématique. Et, lorsque la dite comédie se déroule presque exclusivement sur un bateau de croisière, c’est encore plus fâcheux, admettez. En ouvrant d’autres produits après la date limite de consommation, on peut également déceler de surprenantes erreurs de casting. A un acteur gentil qui a sans doute travaillé pendant pas mal d’années pour acquérir cette image, on confie le rôle du méchant et à celui qui pourrait jouer Belzébuth sans maquillage, celui du gentil. Le résultat est aussi poilant qu’une scène de The Party avec la différence fondamentale que le grand Peter Sellers n’a pas besoin de faire des grimaces pour exister à l’image.
Dans le genre noir on a aussi très souvent l’occasion de rigoler (l’amateur du genre préfère mépriser) en visionnant des films comme Mensh qui utilise les fameuses recettes dont je parlais plus haut. Un beau gosse qui joue le gentleman cambrioleur, une maman qui ne cesse de lui répéter que tout cela va mal finir, un parrain en fin de carrière qui le fait bosser contre son gré ( pour le dernier coup qui devrait lui permettre de raccrocher) et que notre bellâtre finit par supprimer. Et puis,  dans l’ultime rebondissement, le spectateur qui apprend, entre deux convulsions, que le parrain en question était son propre père !
Comment ? Mais oui, j’aime le cinéma ! Revoyez la scène de conclusion de Chien enragé d’Akira Kurosawa  et on en reparle bientôt.
Tenez, prenez ce mouchoir.
Assez, sans rancune.

Julius Marx

lundi 16 mars 2015

Le noir leur va si bien

Article paru dans l'indispensable revue  l'Indic. Abonnez-vous sur le site Fondu au noir.blogspot         
                           

Amis du ciné-club, bonsoir. Ce soir nous allons parler ensemble de Miller’s Crossing le film de Joël et Ethan Coen, deux petits gars sacrément futés. A l’heure ou d’autres abandonnent images et montage aux ordinateurs ou tentent maladroitement de bousculer les règles narratives, les frangins ont choisi d’œuvrer dans le classique référentiel. Dans l’entreprise Coen Bros, fondée en 1982 avec Blood Simple, (1) tout est propre et soigné, utile et efficace. Voyons maintenant les quelques points principaux  qui assurent  la réussite de ce film sanctification.  L’intrigue se déroule à l’époque bénie de la prohibition, dans une ville sous l’emprise de deux clans rivaux où les politiciens, les flics et les journalistes ne sont que des pantins pathétiques entre les mains de gangsters. (2)Chaque gang tente de s’approprier le territoire et les profits de l’autre en distribuant sans compter marrons, pruneaux et autres friandises. L’histoire s’ouvre (et se refermera) au carrefour de deux routes (Miller’s Crossing), un joli petit coin de nature où l’on vient régler ses comptes, entre hommes, à l’abri des regards indiscrets. Ce charmant petit bois, c’est un peu la maison isolée d’Eddy Mars(3), le motel où se réfugient les amants fugitifs Keechie et Bowie, (4) l’usine  de produits chimiques qui voit périr Cody Jarrett dans les flammes.(5)C’est un  lieu hors du temps, du monde, du tumulte de la ville, où tous les conflits doivent fatalement se régler.
Comme dans la plupart des films du tandem le point of  view choisi  est une vision au-dessus des événements. Les plans d’ouverture(6) nous montrent le chapeau d’un homme emporté par le vent, puis la cime des arbres. Nous comprenons assez vite que l’homme, que l’on fait certainement glisser dans le sous-bois en le tirant par les pieds, n’a pas perdu son chapeau par hasard. Nous avons donc un plan extérieur et un plan (en vision subjective) de l’homme qui contemple la cime des arbres, en pensant probablement que c’est la dernière fois qu’il peut jouir d’un tel spectacle. Le vent est une autre composante importante de cette introduction. S’il  fait avancer le chapeau au rythme d’une lancinante musique (7), il viendra aussi ponctuer chaque séquence (ou chapitre, si vous préférez) du film. A vous de découvrir quand et comment, car futés, vous l’êtes, vous aussi, à n’en pas douter. Bien entendu, nous retrouverons également ce chapeau dans la scène de conclusion.
L’instant poético-structurel dépassé, nous entrons maintenant dans le vif du sujet avec la première séquence et la découverte des différents personnages qui vont s’affronter dans ce drame shakespearien. Leur confrontation s’articule à partir d’un meurtre puis d’une trahison. Il s’agit de savoir si  le fils adoptif  du caïd du gang irlandais a trahi son père ou non… Shakespearien, vous dis-je !
Pour les autres personnages, sachez que le fils entretient une relation plus qu’orageuse avec la belle Verna, une poupée qui a vraiment du chien. La scène qui nous la montre s’en allant seule dans cette rue, la nuit, d’un pas mal assuré sur l’asphalte luisant, comme une marionnette suspendue à des fils invisibles, est aussi émouvante que la scène finale des Nuits de Cabiria qui n’est pas un polar mais bel et bien un chef-d’œuvre tout de même. Le frère de Verna, Bernie le traître, est  aussi pleutre qu’un Elisha Cook Jr(8) et le garde du corps du caïd italien, Eddy le Danois, aussi dangereux, balafré et imprévisible que le Tony Camonte de Scarface.(9)
Finissons  en visionnant ensemble, une fois encore (je ne m’en lasse pas) la scène de l’assassinat manqué du caïd irlandais par deux tueurs, avec ces plans montés sur la musique  du Londonderry air. C’est tout bonnement  époustouflant ; Ah ! Mes amis, quel rythme, quel bonheur !
C’est vraiment trop d’émotion, je n’en puis plus… laissez-moi seul.
Julius Marx
 (1) Expression que l’on attribue à Dashiell Hammett et qui peut se traduire par «  celui qui perd la tête à la vue de trop de sang »
(2) Chacun peut bien entendu établir une relation évidente  avec le  Red Harvest de Dashiell Hammett, véritable œuvre fondatrice du roman noir. Citons comme seule adaptation cinématographique vraiment sérieuse  Yojimbo (Le Garde du corps) d’ Akira Kurosawa (1961)
(3) The big sleep (Howard Hawks-1946)
(4) They live by night (Nick Ray-1949)
(5) White Heat (Howard Hawks-1949)
(6) Scène d’introduction devenue véritablement culte si on en juge par le nombre d’amateurs qui proposent leur propre version sur Youtoube.
(7)  Composée par Carter Burwell
(8) Elisha Cook Jr, acteur américain, véritable archétype du faible sans aucune volonté que l’on peut voir entre autre dans The Maltese Falcon de John Huston-1941, The Big Sleep d’Howard Hawks, martyrisé par Bogart, et en mari trompé dans The Killing-Stanley Kubrick-1956.
(9) Scarface  (Howard Hawks-1932)