samedi 21 janvier 2017

La raison valable



Ce que l’on a communément pris l’habitude de nommer le septième art n’aura existé en fait qu’une petite dizaine d’années tout au plus avec Griffith et Von Stroheim. Il s’achèvera avec Welles, qui livrera, avec son Citizen Kane, un magnifique « résumé » émotionnel et technique de ces années de recherche et de création.  
Ensuite, il sera remplacé par le réalisme hollywoodien (que nous aimons particulièrement dans ce blog). Puis, quelques auteurs adroits le feront survivre quelque temps encore. Puisqu’il   est (et doit être) le fidèle reflet de la réalité, sa vie s’achève donc avec la triste réalité.
Pendant toutes ces années d’acharnement thérapeutique, des auteurs différents (dans leur langue et leur culture) ont tous tentés de renouveler les formes sans jamais changer le fond.
En s’attaquent ainsi de front aux principes de la narration cinématographique ces petits malins restaient tous persuadés de faire preuve d’originalité alors qu’ils n’ont fait que saccager les fondations, oubliant du même coup que l’originalité ne peut se retrouver que dans leurs personnages ou leur mise en scène.
Prenons un exemple précis pour tenter de mieux comprendre ce gâchis. Alfred Hitchcock nous parle, dans ses entretiens avec François Truffaut (1), du fameux Tangible Stake, que nous traduirons par la raison valable. Pour exister dans l’intrigue et de fait, la faire évoluer, un personnage doit toujours avoir une raison valable, c’est-à-dire une raison crédible et évidente de se lancer dans une recherche, une quête, une vengeance, etc…Grâce à cette raison, clairement énoncée dans l’intrigue, le spectateur trouve donc les moyens matériels et intellectuels d’accompagner le personnage principal dans sa quête. Il comprend sans peine qu’Ethan Edwards le personnage principal de The Searchers de John Ford doit absolument retrouver ses deux nièces, miraculeusement épargnées dans le massacre de leur famille par un groupe d’indiens renégats. Pour lui, c’est une question de vie et de mort et c’est surtout ce qui va donner un sens futur à son existence. Ses actions, ses choix et ses interrogations seront donc partagées par l’ensemble des spectateurs.
Aujourd’hui, ce même spectateur, totalement exclu de l’intrigue, recherche désespérément un détail, un mot, une action, qui lui permettrait de comprendre pourquoi diable ce type ou cet autre, se lance dans un combat aussi fou.
 De cette raison valable et de tant d’autres choses encore, nos « auteurs » contemporains s’en moquent, manifestement plus préoccupés par les mouvements téléguidés de leur grues pilotées par nos amis les ordinateurs, comme des enfants gâtés jouant avec leur cadeau de Noël. Les plus intelligents d’entre eux, sentant que la forme est légèrement bancale, nous collent çà et là quelques explications en voix off ou de très beaux dialogues incohérents, voir même une image sensée tout expliquer, remplissant de fait leur œuvre d’un nombre inimaginable de clichés rebattus. Ce curieux paradoxe, engendré par cette fichue modernité, ne semble pas les empêcher de poursuivre dans cette voix.
Quant aux autres, ils livrent leur marchandise brute aux supermarchés qui se chargeront de la promotion et de la vente du produit, en l’alignant, après de savantes analyses de marketing ,  sur leurs têtes de gondoles, à côté des lessives ou des barres chocolatées. Ce sont eux qui ont raison, car de tout cela, le spectateur moderne s’en fiche totalement.

Julius Marx


(1) Hitchcock/Truffaut, ou Le Cinéma selon Alfred Hitchcock, communément surnommé le « Hitchbook », est un livre de François Truffaut, paru en 1966 aux éditions Robert Laffont. Il est principalement constitué d'un entretien entre Alfred Hitchcock et François Truffaut. Après la disparition de Hitchcock, le 2 mai 1980, François Truffaut complète la première édition avec une préface et un ultime chapitre sur les derniers films du « Maître du suspense », mêlant à la fois analyse et anecdotes.

lundi 16 janvier 2017

Je me souviens (3)






Je me souviens de la cinémathèque de Chaillot.


C'était l'époque des vestes de tweed avec des pièces aux manches. La veste de tweed était très chic. Du moins, on pensait tous que cela faisait chic et surtout intellectuel. Dans le hall de la cinémathèque de Chaillot il était très important de passer pour un intellectuel, un vrai penseur du cinéma. Le genre de type qui connait la totalité des plans d'un film majeur et qui se sent capable d'en discuter de longues heures avec un autre type très chic vêtu d'une autre veste de tweed avec des pièces aux manches.

On pouvait croiser également les porteurs de bouquins. Généralement des boutonneux aux cheveux gras, avec sous leurs bras les ouvrages spécialisés racontant la vie et les films de Kurosawa, Welles ou Lang. Le porteur quadrillait le hall en fixant les chics types en veste de tweed, à travers les carreaux de ses épaisses lunettes, avec une expression qui voulait dire : "j'ai abandonné mes lectures juste le temps du film, ensuite, je repars dans ma chambre de bonne."
 Mais, les porteurs et les vestes de tweed étaient tous d'accord sur un seul point : rosser sur le champ les raconteurs s’il se manifestait dans la file d’attente.
Le raconteur était celui qui la ramenait toujours en prétendant que la version projetée cet après-midi-là était nulle. Bien entendu, lui avait eu la chance de visionner la vraie version et il était prêt à vous la raconter, ainsi que les relations tendues entre le couple vedette du film et le réa (en ce temps-là, on disait déjà le réa, c’était aussi très chic.
Enfin, il y avait ceux que l'on appelait les clodos (et ça, ce n’était pas très chic de notre part.) Homme ou femme déjà âgés portant des vêtements élimés et qui n'étaient attirés dans ce lieu ni par le nom du réa ni par celui de sa vedette mais plutôt par le prix modique de l'entrée et surtout le chauffage de la salle.
C'est là, assis dans un fauteuil défoncé entre un clodo qui n'avait pas changé de chaussettes depuis des mois et un porteur qui s'est mis à ronfler dès les premiers plans du film, que j'ai vu pour la première fois The postman always rings twice (Le Facteur sonne toujours deux fois) de Tay Garnett (le vrai, celui de 1945) d’après James Cain.
En sortant de la salle, les différents groupes avaient l'habitude de se réunir pour se plaindre du projectionniste, du chef-opérateur du film, du scénariste ou du programmateur coupable d'ignorer le premier court-métrage de X ou Y. Moi, j'ai tout de suite filé chez un bouquiniste pour acheter « Le facteur ».


A propos de Cain, on sait que la plupart de ses romans sont articulés autour du personnage de la femme fatale. Il exploite ce thème avec de nombreuses variantes mais la finalité est toujours la même : la passion mène à la destruction. Pourtant il serait stupide de limiter l'auteur à cette seule diégèse. Cain a été aussi un des premiers à placer son récit du point de vue du coupable. Son personnage porte souvent le deuil d'un rêve américain et le récit de son voyage n'a rien à envier à un écrivain comme Steinbeck, par exemple.

Citons aussi "Double Indemnity" (Assurance sur la mort) adapté par Billy Wilder. Mais,
 mon préféré reste "Sérénade". Encore une histoire de passion autour du chant et de l'Opéra qui débute au Mexique. Ah ! Le chapitre ou les deux fugitifs capturent un iguane pour le manger cru, un délice ! Si vous ne connaissez pas encore James M. Cain, allez-y, vous ne risquez rien, aujourd'hui, les vestes de tweed sont cachées au fond du placard avec des boules de naphtaline dans les poches, les porteurs lisent sur internet et les clodos ne vont plus au cinéma. Il paraît que les places sont devenues trop chères.

Nostalgique, moi ?