jeudi 23 février 2017

Miracle !



Pas très envie de résumer Miracle à Milan de Vittorio De Sica. Sachez seulement qu’il s’agit là d’un des classiques du néo-réalisme italien. Un film poétique, fin, intelligent, drôle, parfois ironique ou tendre, qui flirte même avec le surréalisme. Bref, tout ce qui n’existe plus dans le cinéma proposé aujourd’hui. On pourrait d’ailleurs s’amuser à écrire une petite scène se déroulant de nos jours, dans le bureau d’un grand responsable cinéma d’une chaine de télévision. Bon, très bien, amusons-nous, donc.
Voilà De Sica et son scénariste Cesare Zavattini (auteur du bouquin Totò il buono dont est tiré en grande partie le script) qui entrent dans le bureau directorial dans le but de « vendre leur projet ». L’homme avisé, en grand spécialiste du cinéma qu’il est, demande immédiatement :
-Bon, ça parle de quoi votre film.
De Sica s’éclaircit un peu la gorge et tourne lentement son beau visage casqué de cheveux cendrés vers Zavattini qui n’a même pas ôté son éternel béret. Il essuie les verres de ses lunettes à grosse monture avec son écharpe blanche et se lance :
-Eh bien, voilà. C’est l’histoire d’un enfant trouvé dans un chou…
-Dans un chou, l’interrompt le grand homme, c’est un dessin animé ?
-Non, s’étonne Zavattini, pourquoi ?
Le grand homme responsable demande à sa charmante secrétaire d’aller lui chercher un verre d’eau.
Zavattini soupire et jette au passage un coup d’œil appuyé sur le postérieur de la belle secrétaire.
- Continue, Cesare, temporise De Sica, continue…
-Sa maman est une petite vieille très originale. Un personnage à mi-chemin entre une fée et une sainte, qui va élever l’enfant dans un univers poétique où le jeu tient une grande place.
Le grand responsable avale son verre d’eau avec deux cachets.
-A sa mort, l’enfant suivra seul son corbillard dans le petit matin blême avant de rejoindre l’orphelinat.
Le responsable se masse les tempes, soupire et lève les yeux au ciel.
-A sa sortie, il va se retrouver confronté à la dure réalité de l’Italie de l’immédiate après-guerre. Puis, il fait la connaissance d’un mendiant qui l’invite dans un campement de baraques précaires en périphérie de la grande ville, peuplé de toute une communauté de pauvres, sans abri.
Le responsable soupire de nouveau avant de demander :
-C’est une comédie, un drame, une comédie dramatique ?
-Un peu de tout cela, répond De Sica sans se départir de ce merveilleux sourire dont il a usé pendant toute sa carrière de comédien, disons plutôt une fable.
D’un geste de la main, il demande à Zavattini de poursuivre son récit.
-Notre héros, qui est bon et généreux, va organiser le campement et redonner à ses habitants un peu de joie de vivre. Mais, lorsqu’on découvre du pétrole dans cette Babel des pauvres, un riche promoteur cherche à les faire déguerpir. Notre héros va combattre la police des riches grâce à une colombe magique, envoyé par sa mère depuis le ciel.
Le haut responsable se lève de son grand fauteuil.
-Veuillez m’excusez un petit moment, lance-t-il avant de sortir du bureau à toute vitesse.
Zavattini pose le script sur le bureau et va ouvrir la fenêtre. De Sica s’allume un petit cigare. Quelques minutes plus tard, un autre grand responsable, plus jeune, pénètre dans le bureau.
-Continuez, je vous en prie, dit-il avant de poser ses petites fesses dans le fauteuil directorial. Son sourire ressemble à celui d’un vendeur de véhicules d’occasion.
Zavattini reprend sa place.
-Mais, le promoteur va réussir à faire déguerpir les habitants de la citée.
-Ah ! Bien, dit le jeune en hochant la tête, très bien.
-Hommes, femmes et enfants sont entassés dans des fourgons en direction de la prison.
-C’est la fin ? Demande le jeune responsable en se forçant à sourire.
-Non, répond Zavattini. Arrivés sur la grande place de Milan, les fourgons s’ouvrent tous comme par miracle et les prisonniers s’échappent.
Devant la mine défaite du jeune responsable, De Sica lisse sa fine moustache et reprend la main.
-Voyez-vous, cher monsieur, nous avons pensé que tous ces gens devaient aller vivre au paradis, le seul endroit, en fait, où ils peuvent être heureux.
Le jeune responsable s’est beaucoup tassé sur son fauteuil. Ses yeux ébahis sont presque à la hauteur du bureau.
-Et comment rejoignent-ils le paradis ? demande-t-il dans une sorte de sanglot étouffé.
-Très simple, lui répond De Sica, en chevauchant de grands balais. La dernière image les montre passant au-dessus de la cathédrale.
De Sica mine le geste tandis que le jeune responsable disparaît sous le grand bureau. Ses deux vis-à-vis l’entendent chuchoter dans son portable. Lorsque la porte du bureau s’ouvre, peu de temps après, sur quatre gaillards à la carrure imposante, De Sica sourit toujours.
Fin de l’entretien.


J’espère que cette petite scène vous donnera l’envie d’aller vite visionner ce film magnifique. Je parlais plus haut de surréalisme et je souris encore en pensant à cette scène incroyable où les pauvres vont demander des explications au riche promoteur. Dans son immense bureau ressemblant à celui de Lang dans la ville d’en haut de Métropolis, le souverain règne sur une horde de valets soumis. Nous découvrons même un petit homme chétif que l’on a suspendu dehors, dans le vide, et qui est chargé de donner à son maître la direction du vent ! Oui, j’ai bien dit surréaliste.

Julius Marx