Pas très envie de résumer Miracle à Milan de Vittorio De
Sica. Sachez seulement qu’il s’agit là d’un des classiques du néo-réalisme
italien. Un film poétique, fin, intelligent, drôle, parfois ironique ou tendre,
qui flirte même avec le surréalisme. Bref, tout ce qui n’existe plus dans le
cinéma proposé aujourd’hui. On pourrait d’ailleurs s’amuser à écrire une petite
scène se déroulant de nos jours, dans le bureau d’un grand responsable cinéma d’une
chaine de télévision. Bon, très bien, amusons-nous, donc.
Voilà De Sica et son scénariste Cesare Zavattini (auteur du
bouquin Totò il buono dont est
tiré en grande partie le script) qui entrent dans le bureau directorial
dans le but de « vendre leur projet ». L’homme avisé, en grand
spécialiste du cinéma qu’il est, demande immédiatement :
-Bon, ça parle de
quoi votre film.
De Sica s’éclaircit
un peu la gorge et tourne lentement son beau visage casqué de cheveux cendrés
vers Zavattini qui n’a même pas ôté son éternel béret. Il essuie les verres de
ses lunettes à grosse monture avec son écharpe blanche et se lance :
-Eh bien, voilà. C’est
l’histoire d’un enfant trouvé dans un chou…
-Dans un chou, l’interrompt
le grand homme, c’est un dessin animé ?
-Non, s’étonne
Zavattini, pourquoi ?
Le grand homme
responsable demande à sa charmante secrétaire d’aller lui chercher un verre d’eau.
Zavattini soupire
et jette au passage un coup d’œil appuyé sur le postérieur de la belle
secrétaire.
- Continue, Cesare,
temporise De Sica, continue…
-Sa maman est une
petite vieille très originale. Un personnage à mi-chemin entre une fée et une
sainte, qui va élever l’enfant dans un univers poétique où le jeu tient une
grande place.
Le grand
responsable avale son verre d’eau avec deux cachets.
-A sa mort, l’enfant
suivra seul son corbillard dans le petit matin blême avant de rejoindre l’orphelinat.
Le responsable se
masse les tempes, soupire et lève les yeux au ciel.
-A sa sortie, il va
se retrouver confronté à la dure réalité de l’Italie de l’immédiate
après-guerre. Puis, il fait la connaissance d’un mendiant qui l’invite dans un
campement de baraques précaires en périphérie de la grande ville, peuplé de
toute une communauté de pauvres, sans abri.
Le responsable
soupire de nouveau avant de demander :
-C’est une comédie,
un drame, une comédie dramatique ?
-Un peu de tout
cela, répond De Sica sans se départir de ce merveilleux sourire dont il a usé
pendant toute sa carrière de comédien, disons plutôt une fable.
D’un geste de la
main, il demande à Zavattini de poursuivre son récit.
-Notre héros, qui
est bon et généreux, va organiser le campement et redonner à ses habitants un
peu de joie de vivre. Mais, lorsqu’on découvre du pétrole dans cette Babel
des pauvres, un riche promoteur cherche à les faire déguerpir. Notre héros
va combattre la police des riches grâce à une colombe magique, envoyé par sa
mère depuis le ciel.
Le haut responsable
se lève de son grand fauteuil.
-Veuillez m’excusez
un petit moment, lance-t-il avant de sortir du bureau à toute vitesse.
Zavattini pose le
script sur le bureau et va ouvrir la fenêtre. De Sica s’allume un petit cigare.
Quelques minutes plus tard, un autre grand responsable, plus jeune, pénètre
dans le bureau.
-Continuez, je vous
en prie, dit-il avant de poser ses petites fesses dans le fauteuil directorial.
Son sourire ressemble à celui d’un vendeur de véhicules d’occasion.
Zavattini reprend
sa place.
-Mais, le promoteur
va réussir à faire déguerpir les habitants de la citée.
-Ah ! Bien,
dit le jeune en hochant la tête, très bien.
-Hommes, femmes et
enfants sont entassés dans des fourgons en direction de la prison.
-C’est la fin ?
Demande le jeune responsable en se forçant à sourire.
-Non, répond
Zavattini. Arrivés sur la grande place de Milan, les fourgons s’ouvrent tous
comme par miracle et les prisonniers s’échappent.
Devant la mine
défaite du jeune responsable, De Sica lisse sa fine moustache et reprend la
main.
-Voyez-vous, cher
monsieur, nous avons pensé que tous ces gens devaient aller vivre au paradis,
le seul endroit, en fait, où ils peuvent être heureux.
Le jeune
responsable s’est beaucoup tassé sur son fauteuil. Ses yeux ébahis sont presque
à la hauteur du bureau.
-Et comment
rejoignent-ils le paradis ? demande-t-il dans une sorte de sanglot étouffé.
-Très simple, lui répond
De Sica, en chevauchant de grands balais. La dernière image les montre passant
au-dessus de la cathédrale.
De Sica mine le
geste tandis que le jeune responsable disparaît sous le grand bureau. Ses deux vis-à-vis
l’entendent chuchoter dans son portable. Lorsque la porte du bureau s’ouvre,
peu de temps après, sur quatre gaillards à la carrure imposante, De Sica sourit
toujours.
Fin de l’entretien.
J’espère que cette
petite scène vous donnera l’envie d’aller vite visionner ce film magnifique. Je
parlais plus haut de surréalisme et je souris encore en pensant à cette scène
incroyable où les pauvres vont demander des explications au riche promoteur. Dans
son immense bureau ressemblant à celui de Lang dans la ville d’en haut de Métropolis,
le souverain règne sur une horde de valets soumis. Nous découvrons même un
petit homme chétif que l’on a suspendu dehors, dans le vide, et qui est chargé
de donner à son maître la direction du vent ! Oui, j’ai bien dit
surréaliste.
Julius Marx