samedi 24 novembre 2018

Un classique



Le classique c'est Tangoku to Jigoku (Entre le ciel et l'Enfer) de Akira Kurosawa.
Voilà un film devenu un classique pour deux raisons majeures à mon sens : son contenu et sa mise en scène. Veuillez donc, amis, me faire l’honneur de vous installer face à moi, dans le grand cercle de la spirale organique et accepter cette tasse de thé. Ainsi, portés par le souffle vital qui imprègne toutes choses en un, nous allons échanger d’abord sur le contenu. Dans les années soixante la maison de production Tōhō acquiert, à la demande de Kurosawa, les droits d'adaptation de Rançon sur un thème mineur, roman noir de la série du 87e District d'Ed McBain. Ce qui intéresse probablement le maître japonais dans cette histoire d’enlèvement (1), c’est le caractère social que ne manque jamais d’aborder Mc Bain dans ses romans. Et puis, on peut aussi penser qu’il a très vite compris que le genre noir collerait parfaitement à une intrigue se déroulant dans ce Japon d’après-guerre où les vaincus vivent une période pour le moins compliquée, où les gangs, le marché noir et la corruption, sont souverains. Cette époque ressemblant comme deux gouttes de saké à celle de la prohibition américaine, cet indispensable terreau fertile dont Dashiell Hammett, puis d’autres ensuite, ont si bien profité.
Mais, Kurosawa est aussi un humaniste et le sort réservé à son peuple le préoccupe manifestement. Puisque nous parlons du peuple, pourquoi ne pas s’autoriser à penser que le titre original du film Tengoku to Jigoku fait référence à ce peuple d’en bas cher à Jack London ; peuple d’opprimés qui lutte comme il le peut, et avec ses moyens limités, pour tenter de rejoindre le peuple d’en haut , celui des puissants et des riches. Dans l’exposition du film (dont nous parlerons plus tard) on peut donc observer que la maison du riche commerçant se situe sur une colline dominant la ville, bien au-dessus des taudis surpeuplés et grouillants d’activité.
Cette lutte entre le peuple d’en haut et celui d’en bas va donc occuper une place importante dans la narration et dans l’hypothèse dramatique du film.Avant de passer à la mise en scène proprement dite, offrons-nous un petit résumé pour les veinards qui n’ont pas encore vu ce film.
Dans sa luxueuse villa Kingo Gondo, fondé de pouvoir d'une importante fabrique de chaussures, a réuni les membres de son conseil d'administration, qui tentent d'imposer une nouvelle politique de "chaussures bon marché", à laquelle s'oppose Gondo. Soudain, on annonce que son jeune fils a été enlevé, ce qui sème la panique, car le ravisseur de l’enfant demande une rançon de 30 millions de yens. Mais un délicat dilemme survient lorsqu'on apprend que le ravisseur s'est trompé et a en fait enlevé le fils du chauffeur de Gondo. Après une longue hésitation, et sous la surveillance secrète de la police, il décide de payer la rançon.
Dans cette fameuse et très longue exposition (filmée comme il se doit « au ras du tatami ») l’auteur prend le temps nécessaire de nous faire partager la vie du personnage principal, de sa famille (dont le rôle de chacun est clairement défini) et de ses collaborateurs. Cette réunion se tient donc dans un calme absolu où les femmes servant des rafraîchissements donnent l’impression de flotter entre les hommes assis en cercle. Toute la séquence est filmée en plans larges, donnant l’impression d’une succession de tableaux. Les mots sont brefs, calculés ; les gestes précis et presque théâtrales.Ce parti-pris d’une installation longue et méthodique va sceller ce récit de façon remarquable. De cette façon, l’annonce de l’enlèvement du garçon (plot-point) va nous surprendre et nous allons adopter sans sourciller (et encore sous le choc) son point de vue, ses décisions et ses résolutions. Habile donc, cette entrée en matière tout en douceur qui s ‘achève dans le chaos.
Dans la deuxième séquence, le personnage principal va être dans l’obligation de descendre dans la ville d’en bas pour remettre la rançon au ravisseur. A partir de ce moment-là tout s’accélère. Quelque scènes dans un train sont même filmées caméra épaule, je pense, accentuant le caractère urgent de cette quête. On a compris que chaque séquence aura donc sa propre entité et sa propre méthodologie dans le but unique de servir le récit. Comme une partition écrite avec soin, les séquences défilent en rythme tantôt soutenu, tantôt plus lent. La descente « aux enfers » de l’industriel (composée et articulée comme un véritable voyage initiatique) va se poursuivre jusqu’à la scène du climax qui montrera le vrai visage du ravisseur. J’aurai pu employer le verbe « dévoiler » pour cette scène remarquable, étudiée dans toutes les écoles de cinéma, avec ses décors visibles ou à demi-dissimulés par de légers rideaux blancs flottant au vent.
Je doit ajouter également un autre élément très important ; la chaleur. Etouffante, elle ne cesse de renforcer l’atmosphère déjà lourde et pesante de l’ensemble. Cette chaleur pesante, on peut d’ailleurs la retrouver dans deux autres grands films noirs de cette période du Maître ( L’Ange Ivre et Chien enragé ).Vous l’aurez compris, tous ces « détails » de mise en scène, ces personnages puissants, ces lieux inimaginables que l’on découvre au fil des scènes, finissent par faire apparaître un véritable tableau du monde corrompu, pas très éloigné de l’Enfer de Dante.
Par moi on va vers l'éternelle souffrance ;
Par moi on va chez les âmes errantes.
Puis, enfin, notre voyageur finira par retrouver sa maison, là-haut, sur la colline, au-dessus de ce monde, triomphant du vertige, des illusions et de la peur. S’il le veut, notre héros pourra même observer les étoiles.

Julius Marx

(1) Dans le japon de cette époque mouvementée, les enlèvements contre rançon ne cessaient d’augmenter.