vendredi 11 mars 2016

L'art industriel





L’art industriel tel que Hollywood le pratiquait avait ceci de bon aussi qu’on commençait par une universalité, celle du commerce. Quand un jeune homme (disons Jack Ford) débute là-bas, il ne viendrait à personne l’idée que le but de son travail est d’exprimer ses problèmes et sa pensée. Le but de son travail, ce sont des images de chevauchées et de morts violentes qui plaisent à la masse publique. Quand Ford et les autres ont mûri, ils continuent de montrer des chevauchées et des morts violentes, et d’autres choses pittoresques qui plaisent aussi. Leur particularité vient de surcroît. Quand Ford fait un film comme par exemple L’Homme tranquille, il peut ouvrir son cœur au sujet de l’Irlande, du mariage, de la violence, de l’amour et de bien d’autres choses parce qu’il sait parfaitement bien mettre à son film un pivot (la gigantesque bagarre, en l’occurrence), et mettre à chaque scène un pivot. C’est ainsi qu’il peut aussi faire dire une réplique comme : « Si les gens du Sinn Fein étaient de la fête, il ne resterait de cette chaumière qu’un tas de ruines. » Pour quiconque ignore, comme moi la première fois où j’ai vu L’Homme tranquille, tout de l’Irlande et notamment du Sinn Fein, cette réplique et le personnage qui la dit sont incompréhensibles ; mais c’est sans importance, car le film comme totalité et immédiatement et aisément compréhensible, jouissif universellement. Ca, c’est ce que Ford apprit à faire d’abord.
Les cinéastes modernes sont très mal barrés au départ, au contraire, car le marché de maintenant leur propose d’exprimer tout de suite leur particularité, et même exige ça d’eux (la multiplication des salles d’exclusivité minuscules remplaçant les salles de quartiers spacieuses est la même chose concrétisée par le béton). Le marché avait recouvert les gens en gros, à présent il les recouvre en gros et en détail. La télé et Star Wars d’un côté, de l’autre de gros paquets de capital donnés à des gens qui n’ont pas fait vingt films ni même dix, pour qu’ils racontent presque librement ce qu’ils ont sur le cœur.
Remarquez que s’ils arrivent à le raconter vraiment, on les fait disparaître. Mais remarquez que la plupart de ceux qui disparaissent, c’est pour d’autres raisons (tous les papillons ne sont pas Socrate), et c’est bien fait. De toute façon c’est un bien fait. Et un bien fait n’est jamais perdu.
Jean-Patrick Manchette

Charlie Hebdo n°466 (17 octobre 1979)

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