samedi 20 février 2016

Noir in France




Le prochain numéro de l’excellent noir-magazine L’Indic sera consacré au cinéma. Vous aurez la chance d’y découvrir quelques beaux articles sur le film noir, sur les différentes adaptations de nos romans préférés et des tonnes d’autres informations distillées par mes talentueux confrères. Alors, abonnez-vous ou menacez votre libraire s’il ne vend pas encore ce précieux bréviaire. (1)
Puisque nous avons un petit moment, revoyons ensemble quelques beaux polars, réalistes et violents à l’américaine, tournés dans notre beau pays.
Ecartons volontairement les Fantomas, Rouletabille et autres adaptations de Sherlock Holmes pour nous concentrer sur La nuit du Carrefour de Jean Renoir. Dans ce film de 1932, adaptation du roman de Georges Simenon, la fameuse « atmosphère » du Noir est déjà présente. Dès les premiers plans du film, qui situent l’arène du drame, le fameux carrefour, justement, nous avons l’impression de plonger tête la première dans une nébuleuse inquiétante et morbide. Les personnages, tout aussi troubles que le ciel fuligineux, ont tous l’ombre lourde. Dans le célèbre Quai des brumes de Marcel Carné-1938, adapté par Jacques Prévert d’après le roman de Pierre Mc Orlan, même ciel, même atmosphère. Mais dans cet ilot du bout du monde, ce sont bien les personnages qui nous réjouissent.  Ils ont la puissance passionnelle des personnages de James M. Cain, par exemple. Ce Gabin-déserteur est le frère siamois du vagabond du Facteur sonne toujours deux fois. L’homme n’a ni passé, ni avenir et ne peut qu’avancer sans but réel, dans le brouillard, vers une fin tragique. Il faut noter également que dans cette œuvre, ce sont les « méchants » qui s’en sortent : prouvant une fois de plus que le héros ne peut redresser les torts d’un monde qui s’écroule.
Gabin toujours quelques années plus tard avec le non moins célèbreTouchez pas au grisbi de Jacques Becker (1954) d’après Albert Simonin. L’action se déroule au sein de ce que l’on nommait le milieu, ou la pègre. Destins tragiques d’un trio de truands en fin de carrière, le spectateur de l’époque découvrait « ces anti-héros », mis en scène par un auteur dont le choix évident de privilégier les hommes au « folklore » avait de quoi surprendre.
Hop ! Un grand bond pour parler du magnifique Série Noire d'Alain Corneau (1979) adapté par le facétieux poète Georges Perec d’après A Hell of a woman, de Jim Thompson. Rarement une adaptation aura été aussi réussie et intelligente. Le roman contient tous les ingrédients de l'univers Thompson : le manque d'identité, de réussite sociale, d'amour. C'est un roman sur le destin contrarié d'un homme trop tendre pour s'imposer dans le monde implacable qui l'entoure. A peu près tous les romans de Thompson ont la même ligne dramatique.
Bien loin des faiseurs qui tentent sans succès de singer les productions américaines, Perec transforme l'oeuvre tout en gardant les éléments constitutifs qui font sa noirceur originelle.
Dans un premier temps, il transpose l'action dans une banlieue incertaine peuplée par des exploités et des marginaux. Dans ce décor sinistre sans aucune couleur ni relief, les personnages ne luttent plus, la lutte des classes étant remplacée par l'action individuelle forcément désespérée. Pour exemple, voyons la scène d'introduction du film. Franck, le personnage principal, apparaît au centre d'un terrain vague ou flottent les divers résidus de la société. Autour de cette arène, on peut voir l'autre société (celle qui avance en broyant tout sur son passage) : les grues de construction et l'enseigne du centre commercial voisin. Puis, Perec met en place le personnage du méchant (le patron, et son adjuvant l'inspecteur de police) qui exploite sans scrupules les minorités : immigrés, chômeurs, vagabonds et personnels serviles dont  Franck est l'archétype.
Ensuite, il adapte le langage en donnant au personnage et à ceux qui l'entourent, un parlé stéréotypé, sans aucune âme, composé d'expressions populaires, de locutions et de paroles de chansons populaires elles-aussi. Ces chansons forment l'insupportable bande-son du film. Il faut noter aussi que le patron (exploiteur) ne parle pas comme les exploités. Son langage est soutenu et il emploie même des expressions comme "c'est vraiment coquet chez vous".
Enfin, il ne se substitue pas à la tradition de la femme fatale dont le rôle consiste à sauver le héros mais, vous l'avez deviné, contribue plus à sa chute.
Le travail d'adaptation est brillant. Nous ne sommes pas en Amérique pourtant les points forts du roman noir sont bien présents, bien loin des poncifs rebattus des séries sensées nous faire frissonner.
La seconde bonne pioche du réalisateur c'est bien entendu d'avoir choisi Patrick Dewaere pour incarner le personnage principal.
Cet inventaire forcément sélectif s’arrête ici (j’ai écrit que nous avions un petit moment à passer ensemble, pas une après-midi complète !) Vous pouvez découvrir dans ce blog quelques lignes sur les deux ou trois rescapés de la monstrueuse production de films se voulant noirs.
Et le voilà qui retourne vers le vaste monde pourri, avec sa morale, son idéal.

Julius Marx
(1)   Soyez tout de même indulgent. N’usez pas de la force. La menace verbale devrait suffire. Il ne reste malheureusement plus beaucoup de libraires indépendants et c’est bien triste.

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