mardi 6 décembre 2016

Jeu Sublime

Article paru dans la belle revue "L'Indic" dans la rubrique "ciné-club".
                                               

                                 

Prenez place, chers amis du cinéma. Veuillez, je vous prie avoir l’extrême obligeance d’éteindre vos téléphones portables et surtout, de ne pas jeter vos bâtonnets de crème glacée sous votre siège. Même si nous avons déjà parlé ensemble de l’oeuvre d’Akira Kurosawa, c’est encore avec un réel plaisir que nous allons visionner ce soir Chien enragé (1949), premier film de ce que l’on pourrait nommer « la période  Noire » ou bien "les années Toho" du nom de la maison de production du Maître Nippon.
L’intrigue est la suivante : Nous sommes dans le Tokyo de l’après-guerre. C’est un été plutôt torride et une grande partie des personnages passe son temps à s’éponger le visage devant des ventilateurs. De la sueur donc mais aussi du sang et des larmes, nous verrons ceci plus tard. Dans un tramway bondé, le jeune policier Murakami s'aperçoit qu'on lui a volé son arme de service, ce qui est considéré comme un fait très grave. Terriblement culpabilisé, il présente sa démission à son chef. Il se pose en effet des questions d'éthique : son pistolet contenant 7 balles, combien de meurtres aura-t-il sur la conscience s'il ne retrouve pas l'arme avant qu'elle ait servi ? Son chef, loin d'accepter la démission, demande au contraire au jeune policier d'effectuer lui-même l'enquête sur ce vol, avec l'aide d'un policier beaucoup plus âgé et plus expérimenté, le commissaire Sato.
Comme vous devez le penser, puisque nous parlons d'un film noir, cette quête initiatique du jeune engagé et de son aîné forcément plus philosophe et réfléchi va nous mener dans les bas-fonds de la ville, au milieu d’une population qui survit difficilement à la défaite et de marginaux prêts à tout, pour simplement rester en vie.
Côté image, la narration est, comme à l’habitude chez Kurosawa, terriblement efficace et d’une géométrie rigoureuse. Sans que beaucoup de paroles soient échangées nous comprenons les sentiments de chacun des protagonistes. La force brutale, souvent proche de la folie, qui s’échappe de toutes les scènes ne nous surprend pas. Même si on ne peut la justifier (vous connaissez probablement la fameuse phrase « ne réponds pas à l’insensé par la folie, de peur de lui ressembler ») (1) elle peut se définir pourtant comme le seul remède, l’unique réponse à l’injustice.
Côté contenu ; cette force justement, ce dérèglement des consciences, cette violence démesurée, est magnifiquement sublimée par quelques notes de pure poésie qui viennent toujours triompher de la vulgarité et de la barbarie. Nous pouvons ainsi nous permettre de comparer ce style flamboyant à un texte de James Ellroy ou cette invention stylistique vient souvent briser notre désir d’abandonner, au bord de la nausée, les personnages fanatiques et schizophrènes du maître de Los Angeles à leur triste destin.
L’exemple le plus frappant de cette narration-sublimée  reste la merveilleuse scène de résolution du film. Le jeune policier finit par surprendre le voleur, Yusa. Les deux hommes sont assez proches. Ils ont sensiblement le même âge et, même s'ils n'ont pas suivis le même chemin, ils se retrouvent  aussi seuls et désemparés à leur retour de la guerre. La scène débute dans une gare, à l'aube. Une poursuite s'ensuit dans la nature. Le duel s’engage dans les hautes herbes puis dans un champ de fleurs, au son d'un piano voisin... Finalement, Murakami passe les menottes à Yusa et les deux hommes s'écroulent, épuisés, les yeux perdus dans un ciel opaque.
 " Chien perdu devient enragé… ", dit le sage commissaire Sato à son jeune et fougueux collègue, en guise d’épilogue.
Ah ! Mes amis, comme tout ceci est sublime et sublimé !
Vous pouvez maintenant rallumez vos portables. Si l’un d’entre vous veut m’offrir un caramel Dupont d’Isigny, je ne dis pas non.
Julius Marx

(     1:   Phrase biblique d’avant-propos citée par Georges Orwell dans son livre Hommage à la Catalogne. Suivie immédiatement par celle-ci « Répond à l’insensé selon sa folie afin qu’il ne s’imagine pas être sage. »
        Et puisque nous parlons de citations littéraires, permettez-moi de vous apprendre (peut-être) que le titre de cet article est une facétie bien innocente imaginée d'après le beau poème de Benjamin Péret "Je sublime".

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