samedi 10 mai 2014

La peur de l'étranger

Article paru dans l'indispensable revue l'Indic 


Ciné-club : La peur de l’Etranger
 The Stranger  (Le Criminel) est un film  américain d’Orson Welles  sorti en 1946.  Dans ce film, rien ou presque n’est de Welles ; c’est du moins ce qu’il écrivait : «il n’y a rien de moi dans ce film. Je l’ai tourné pour montrer que je pouvais être un aussi bon réalisateur que n’importe qui d’autre. » (1)
Le  projet a été initié par le producteur Sam Spiegel  et le script écrit par Victor Trivas et John Huston. On peut même parier que comme la plupart des films du maître son montage final a été trituré par d’autres petites mains à la solde du producteur.  Mais, vous savez déjà que la lutte constante de Welles contre les différents producteurs  en le transformant  en paria  l’a aussi, du même coup,  élevé au rang de génie. Dans le film dont nous parlions (avant que je ne balance cette hypothèse en sachant  pertinemment que je n’aurais pas le temps de la développer)  cet étranger se nomme Franz Kindler et il est incarné par Welles lui-même. Présenté comme le concepteur de l'idée de génocide, il a trouvé refuge à Harper, une petite ville du Connecticut, où il est devenu enseignant sous le nom de Charles Rankin. C'est là que finit par le retrouver  Wilson (Edward G. Robinson), un enquêteur rondouillard et futé de la Commission sur les crimes de guerre.  Ceci étant précisé, mais pourquoi donc, alors, nous intéresser à ce film? Eh bien, pour la réalisation précisément .Nous allons tenter de comprendre comment un auteur (et pas n’importe lequel, admettez..) peut réussir  avec un sujet  extérieur  à priori à son univers, à  laisser son empreinte  sur un film et à le rendre magique. La réalisation (terme générique regroupant les différentes fonctions du réalisateur) c’est aussi et surtout  le talent d’un auteur pour s’approprier le sujet et  lui donner un sens (son sens). Ensuite, c’est la faculté de faire travailler ensemble acteurs et techniciens  au service de cet objectif qui doit devenir  commun.  Dans le cas présent, Welles s’intéresse  plus particulièrement au personnage de Rankin/Kindler. L’homme a toujours été fasciné par les personnages à l’égo démesuré ( Arkadin et Kane, bien sûr, mais aussi  Hank Quinlan, le flic pourri de Touch of Evil.) Il est évident que ces « monstres » ont une force dramatique bien supérieure à la normale et offrent de formidables promesses de récit.  Ils deviennent du même coup  à l’image  de Welles, lui-même un personnage d’une imagination créative et d’une force hors du commun. Il façonne donc son personnage et parvient à le rendre étonnement complexe et ambigu.D'un professeur  totalement intégré  dans la petite communauté de Harper, il va faire un  véritable serviteur du Diable. Le génie de Welles  reste de ne pas avoir montré  « une bête  féroce»  comme  l’aurait fait avec facilité beaucoup de scénaristes. Ici, Kindler  à l’apparence  d’un  humain, il  est apprécié de ses étudiants, il participe  activement à la vie de la cité en réparant, par exemple, l’horloge du clocher. Mais,lorsqu’il doit éliminer un ancien compagnon de route pour ne pas être démasqué, il n’hésite pas à l’étrangler de ses mains. Le sacrifié  (un ancien nazi évadé de prison) lui révèle même qu’il a été touché par la foi divine. Le Diable n’a d’autre solution que de réagir au plus vite. Ensuite, redevenant le bon professeur, il se rend à son propre mariage ! Cette double personnalité est subtilement  marquée. Côté jeu, le physique de Welles et sa voix  si grave, si envoûtante. Côté technique, il apparaît à la fois dans l’ombre et dans la lumière. Mais, pour faire exister son personnage il se doit de s’occuper   également  de son environnement. Dans un premier temps  nous découvrons la petite ville  à l’apparence si paisible et ses habitants. Ici, pas de pavés mouillés ni de voyous, mais des résidences  fleuries, et  de braves citoyens respectueux des lois .Le calme et la sérénité seront  bientôt troublés  par  ce qui ne doit pas être dit. Les bons paroissiens oublient quelques-uns des dix commandements et la peur de l’étranger  finit par l’emporter. Croyez-moi, la lutte du Bien et du Mal, façon Welles, vaut le détour. Quant à savoir  si la forme polar  y est sanctifiée, à quoi bon.
 Voilà, c’est tout pour ce soir. Ceux qui n’ont pas encore réglé leurs cotisations doivent le faire au plus vite  auprès de notre trésorier. A la semaine prochaine, sortez en silence.
Julius Marx

(1) La Politique des auteurs (Champ-Libre 1972)

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