mercredi 21 septembre 2016

Le Polar, adaptez-le intelligemment, ou quittez-le !




 Article paru dans l'indispensable revue "L'indic" (édition revue et corrigée)
(Ciné-club)

Le Principe de Kane

Amis de la pellicule et du strapontin, bonsoir. Cette séance sera consacrée à deux films intimement liés : Les Tueurs (The Killers, 1945) de Robert Siodmak et À bout portant (The Killers, 1964) de Don Siegel. Mais, avant de parler de ces deux adaptations cinématographiques différentes de la même nouvelle de Ernest Hemingway publiée pour la première fois en 1927(1) résumons dans un premier temps ce texte original de Hem. (2)
Dans les années 20, deux tueurs débarquent dans un petit restaurant de la banlieue de Chicago. Ils menacent, puis ligotent George, le serveur, Sam, le cuisinier noir, et Nick Adams (un personnage que l’on retrouve dans plusieurs nouvelles du maître). Le contrat des deux tueurs est de liquider Ole Anderson, un ancien boxeur d’origine suédoise. Mais, ce soir-là, Anderson ne se présente pas, et les deux tueurs repartent bredouille. Après leur départ, Adams court avertir Anderson du danger qui le menace. Bien qu'il lui explique clairement la situation, Nick constate que le Suédois ne réagit pas : est-il terrorisé, indifférent ou défaitiste ? Devant le mutisme d'Anderson, Nick prend conscience surtout de l'inutilité de sa démarche.
 Le nœud dramatique de cette nouvelle se trouve donc dans la réaction même du principal intéressé et pose cette unique question : pourquoi semble-t-il totalement indifférent à ce qui l’attends ? Les deux adaptations dont nous allons parler maintenant ont toutes les deux ce même plot-point (3) et la même hypothèse dramatique. Dans le film de Siodmak la quête est menée comme une véritable chasse grâce à James Readon, l’employé tenace et appliqué d’une compagnie d’assurance. Chez Don Siegel, c’est l’un des tueurs, très intrigué par la réaction imprévisible de sa cible mais aussi par le montant de son « cachet » très élevé pour ce travail, qui cherche à comprendre. Siodmak choisit la technique du flash-back (11 dans toute la ligne dramatique) pour faire progresser l’intrigue. Il apparaît clairement que son personnage d’enquêteur est un parent très proche du journaliste de Citizen Kane recherchant la signification du mot Rosebud, prononcé par Kane avant de mourir. Proche aussi par la même technique (6 flash-back dans Kane), par les cadrages et les très fameuses et commentées profondeurs de champ. Mais, il faut également noter que dans cette quête/enquête les personnages interrogés par Readon ont eux-aussi une fâcheuse tendance à se contredire comme ceux que va retrouver le journaliste Thompson de Citizen Kane.  Quant à Don Siegel il utilise lui-aussi trois flash-back directs, sans aucune liaison technique. Le rythme est donc beaucoup plus rapide. Notons également que si Siodmak Conserve le personnage du boxeur, Siegel le transforme en coureur automobile, quand je vous disais que tout allait plus vite ! Deux versions opposées, qui situent remarquablement le temps écoulé entre ces deux films. Siodmak, c’est le symbole de l’art industriel tel que le pratiquait Hollywood, du noir et blanc flamboyant et des répliques ciselées. Ses deux interprètes principaux (Ava Gardner et Burt Lancaster) sont deux fauves en cage. Et puis, pour une femme comme Ava, sachez que je n’hésiterai pas une seule seconde à me faire naturaliser suédois.
Près de 20 ans plus tard, Siegel est plus proche des cinéastes d’aujourd’hui surtout par son rythme mais aussi par sa violence gratuite et sa démesure. Pour exemple, citons les deux scènes clés d’introduction et de résolution, remarquables dans leur apparente simplicité. Dans la première, les deux tueurs viennent dénicher leur proie dans un centre pour aveugles, portant eux-mêmes des lunettes noires. Quant à celle qui clôt l’intrigue, c’est une violence froide et soudaine qui nous surprend. On pense bien entendu à Sam Peckinpah et plus tard aux Coen Bros de Blood Simple. Mais, ce qui frappe le plus, c’est ce qui sépare les deux couples dans ces deux films. Si dans le duo Ava/ Lancaster il est beaucoup question d’érotisme et de violence contenue, dans le couple Lee Marvin/ Faye Dunaway, on ne parle uniquement que du magot et l’on hésite pas à cogner pour obtenir des renseignements. Le sieur Marvin se permettant même après avoir refroidi Ronald Reagan, de molester la belle dame, certes félonne et traitresse, mais tout de même !  
En résumé, on peut préférer l’une ou l’autre époque pour diverses raisons mais on se doit aussi de saluer la justesse de ces deux adaptations. Car voyez-vous, mes amis, je pense que si un scénariste tentait l’aventure de se priver du nœud dramatique originel et des retours en arrière dont nous parlions au tout début de notre conversation, pour tenter de raconter cette histoire d’une manière plus linéaire, il risquerait fort de se brûler les ailes.
God Kväll alla

Julius Marx 

(1)   Mais que vous pouvez lire dans la très élégante collection Quarto chez Gallimard (1999). Je vous conseille par la même occasion d’accorder une attention toute particulière à la nouvelle, La Capitale du monde.

(2)   Côté adaptation cinématographique nous devons citer également un court métrage soviétique réalisé par Andreï Tarkovski en 1956 et le film de Todd Huskisson en 1998.
(3)   Plot-point ou (point du complot) c’est l’action, le détail, qui pousse le personnage principal à agir. Il détermine donc la quête.
Images : Vous rigolez, non!

1 commentaire:

  1. Chouette article au sujet de ces deux films dont je ne saurais déterminer lequel me botte le plus.
    C'est juste un peu dommage d'oublier de mentionner ce cher Cassavetes dans le Siegel. Il y est impeccable.
    Comme d'hab.

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