Article paru dans l'indispensable revue "L'indic" (édition revue et corrigée)
(Ciné-club)
Le Principe de Kane
Amis de la
pellicule et du strapontin, bonsoir. Cette séance sera consacrée à deux films
intimement liés : Les Tueurs (The Killers, 1945) de Robert Siodmak et À bout
portant (The Killers, 1964) de Don Siegel. Mais, avant de parler de
ces deux adaptations cinématographiques différentes de la même nouvelle de
Ernest Hemingway publiée pour la première fois en 1927(1) résumons
dans un premier temps ce texte original de Hem. (2)
Dans les
années 20, deux tueurs débarquent dans un petit restaurant de la banlieue de
Chicago. Ils menacent, puis ligotent George, le serveur, Sam, le cuisinier
noir, et Nick Adams (un personnage que l’on retrouve dans plusieurs nouvelles
du maître). Le contrat des deux tueurs est de liquider Ole Anderson, un ancien
boxeur d’origine suédoise. Mais, ce soir-là, Anderson ne se présente pas, et
les deux tueurs repartent bredouille. Après leur départ, Adams court avertir
Anderson du danger qui le menace. Bien qu'il lui explique clairement la
situation, Nick constate que le Suédois ne réagit pas : est-il terrorisé,
indifférent ou défaitiste ? Devant le mutisme d'Anderson, Nick prend
conscience surtout de l'inutilité de sa démarche.
Le nœud dramatique de cette nouvelle se trouve
donc dans la réaction même du principal intéressé et pose cette unique question :
pourquoi semble-t-il totalement indifférent à ce qui l’attends ? Les deux
adaptations dont nous allons parler maintenant ont toutes les deux ce même plot-point (3) et la même
hypothèse dramatique. Dans le film de Siodmak la quête est menée comme une
véritable chasse grâce à James Readon, l’employé tenace et appliqué d’une
compagnie d’assurance. Chez Don Siegel, c’est l’un des tueurs, très intrigué
par la réaction imprévisible de sa cible mais aussi par le montant de son « cachet »
très élevé pour ce travail, qui cherche à comprendre. Siodmak choisit la
technique du flash-back (11 dans toute la ligne dramatique) pour faire
progresser l’intrigue. Il apparaît clairement que son personnage d’enquêteur
est un parent très proche du journaliste de Citizen Kane recherchant
la signification du mot Rosebud, prononcé par Kane avant de mourir. Proche
aussi par la même technique (6 flash-back dans Kane), par les cadrages et les
très fameuses et commentées profondeurs de champ. Mais, il faut également noter
que dans cette quête/enquête les
personnages interrogés par Readon ont eux-aussi une fâcheuse tendance à se
contredire comme ceux que va retrouver le journaliste Thompson de Citizen Kane. Quant à Don Siegel il utilise lui-aussi trois
flash-back directs, sans aucune liaison
technique. Le rythme est donc beaucoup plus rapide. Notons également que si Siodmak
Conserve le personnage du boxeur, Siegel le transforme en coureur automobile,
quand je vous disais que tout allait plus vite ! Deux versions opposées,
qui situent remarquablement le temps écoulé entre ces deux films. Siodmak,
c’est le symbole de l’art industriel tel que le pratiquait Hollywood, du noir et blanc flamboyant et des
répliques ciselées. Ses deux interprètes principaux (Ava Gardner et Burt
Lancaster) sont deux fauves en cage. Et puis, pour une femme comme Ava, sachez
que je n’hésiterai pas une seule seconde à me faire naturaliser suédois.
Près de 20
ans plus tard, Siegel est plus proche des cinéastes d’aujourd’hui surtout par
son rythme mais aussi par sa violence gratuite
et sa démesure. Pour exemple, citons les deux scènes clés d’introduction et de
résolution, remarquables dans leur apparente simplicité. Dans la première, les
deux tueurs viennent dénicher leur proie dans un centre pour aveugles, portant
eux-mêmes des lunettes noires. Quant à celle qui clôt l’intrigue, c’est une
violence froide et soudaine qui nous surprend. On pense bien entendu à Sam
Peckinpah et plus tard aux Coen Bros de Blood Simple. Mais, ce qui frappe le
plus, c’est ce qui sépare les deux couples dans ces deux films. Si dans le duo
Ava/ Lancaster il est beaucoup question d’érotisme et de violence contenue,
dans le couple Lee Marvin/ Faye Dunaway, on ne parle uniquement que du magot et
l’on hésite pas à cogner pour obtenir des renseignements. Le sieur Marvin se
permettant même après avoir refroidi Ronald Reagan, de molester la belle dame,
certes félonne et traitresse, mais tout de même !
En résumé,
on peut préférer l’une ou l’autre époque pour diverses raisons mais on se doit
aussi de saluer la justesse de ces deux adaptations. Car voyez-vous, mes amis,
je pense que si un scénariste tentait l’aventure de se priver du nœud
dramatique originel et des retours en arrière dont nous parlions au tout début
de notre conversation, pour tenter de raconter cette histoire d’une manière
plus linéaire, il risquerait fort de se brûler les ailes.
God Kväll
alla
Julius Marx
(1) Mais
que vous pouvez lire dans la très élégante collection Quarto chez Gallimard
(1999). Je vous conseille par la même occasion d’accorder une attention toute
particulière à la nouvelle, La Capitale du monde.
(2) Côté
adaptation cinématographique nous devons citer également un court métrage
soviétique réalisé par Andreï Tarkovski en 1956 et le film de Todd Huskisson en
1998.
(3) Plot-point
ou (point du complot) c’est l’action,
le détail, qui pousse le personnage principal à agir. Il détermine donc la
quête.
Images : Vous rigolez, non!