Prenez
place, chers amis du cinéma. Veuillez, je vous prie avoir l’extrême obligeance
d’éteindre vos téléphones portables et surtout, de ne pas jeter vos bâtonnets
de crème glacée sous votre siège. Même si nous avons déjà parlé ensemble de
l’oeuvre d’Akira Kurosawa, c’est encore avec un réel plaisir que nous allons
visionner ce soir Chien enragé (1949), premier film de ce que l’on pourrait
nommer « la période Noire » ou bien "les années Toho" du nom de la maison de production du Maître Nippon.
L’intrigue
est la suivante : Nous sommes dans le Tokyo de l’après-guerre. C’est un
été plutôt torride et une grande partie des personnages passe son temps à
s’éponger le visage devant des ventilateurs. De la sueur donc mais aussi du sang et des
larmes, nous verrons ceci plus tard. Dans un tramway bondé, le jeune policier
Murakami s'aperçoit qu'on lui a volé son arme de service, ce qui est considéré
comme un fait très grave. Terriblement culpabilisé, il présente sa démission à
son chef. Il se pose en effet des questions d'éthique : son pistolet contenant
7 balles, combien de meurtres aura-t-il sur la conscience s'il ne retrouve pas
l'arme avant qu'elle ait servi ? Son chef, loin d'accepter la démission,
demande au contraire au jeune policier d'effectuer lui-même l'enquête sur ce
vol, avec l'aide d'un policier beaucoup plus âgé et plus expérimenté, le
commissaire Sato.
Comme vous
devez le penser, puisque nous parlons d'un film noir, cette quête initiatique du
jeune engagé et de son aîné forcément plus philosophe et réfléchi va nous mener
dans les bas-fonds de la ville, au milieu d’une population qui survit
difficilement à la défaite et de marginaux prêts à tout, pour simplement rester
en vie.
Côté image,
la narration est, comme à l’habitude chez Kurosawa, terriblement efficace et
d’une géométrie rigoureuse. Sans que
beaucoup de paroles soient échangées nous comprenons les sentiments de chacun
des protagonistes. La force brutale, souvent proche de la folie, qui s’échappe
de toutes les scènes ne nous surprend pas. Même si on ne peut la justifier
(vous connaissez probablement la fameuse phrase « ne réponds pas à l’insensé par la folie, de peur de lui
ressembler ») (1) elle peut se définir pourtant comme
le seul remède, l’unique réponse à l’injustice.
Côté
contenu ; cette force justement, ce dérèglement des consciences, cette
violence démesurée, est magnifiquement sublimée par quelques notes de pure
poésie qui viennent toujours triompher de la vulgarité et de la barbarie. Nous
pouvons ainsi nous permettre de comparer ce style flamboyant à un texte de James Ellroy ou cette
invention stylistique vient souvent briser notre désir d’abandonner, au bord de
la nausée, les personnages fanatiques
et schizophrènes du maître de Los Angeles à leur triste destin.
L’exemple le
plus frappant de cette narration-sublimée reste la merveilleuse scène de résolution du
film. Le jeune policier finit par surprendre le voleur, Yusa. Les deux
hommes sont assez proches. Ils ont sensiblement le même âge et, même s'ils n'ont pas suivis le même chemin, ils se
retrouvent aussi seuls et désemparés à
leur retour de la guerre. La scène débute dans une gare, à l'aube. Une poursuite
s'ensuit dans la nature. Le duel s’engage dans les hautes herbes puis dans un
champ de fleurs, au son d'un piano voisin... Finalement, Murakami passe les
menottes à Yusa et les deux hommes s'écroulent, épuisés, les yeux perdus dans
un ciel opaque.
" Chien perdu
devient enragé… ", dit le sage commissaire Sato à son jeune et fougueux
collègue, en guise d’épilogue.
Ah ! Mes amis, comme tout ceci est sublime et sublimé !
Vous pouvez maintenant rallumez vos portables. Si l’un
d’entre vous veut m’offrir un caramel Dupont d’Isigny, je ne dis pas non.
Julius Marx
( 1: Phrase biblique d’avant-propos citée
par Georges Orwell dans son livre Hommage à la Catalogne. Suivie
immédiatement par celle-ci « Répond à
l’insensé selon sa folie afin qu’il ne s’imagine pas être sage. »
Et puisque nous parlons de citations littéraires, permettez-moi de vous apprendre (peut-être) que le titre de cet article est une facétie bien innocente imaginée d'après le beau poème de Benjamin Péret "Je sublime".