Le classique c'est Tangoku to Jigoku (Entre le ciel et l'Enfer) de Akira Kurosawa.
Voilà un film
devenu un classique pour deux raisons majeures à mon sens : son
contenu et sa mise en scène. Veuillez donc, amis, me faire l’honneur
de vous installer face à moi, dans le grand cercle de la spirale
organique et accepter cette tasse de thé. Ainsi, portés par le
souffle vital qui imprègne toutes choses en un, nous allons échanger
d’abord sur le contenu. Dans les années soixante la
maison
de production
Tōhō acquiert, à la demande de Kurosawa, les droits d'adaptation
de Rançon
sur un thème mineur,
roman noir
de la série du
87e District d'Ed McBain. Ce
qui intéresse probablement le maître japonais dans cette histoire
d’enlèvement (1), c’est le caractère social que ne manque
jamais d’aborder Mc Bain dans ses romans. Et puis, on peut aussi
penser qu’il a très vite compris que le genre noir
collerait
parfaitement à
une intrigue se déroulant dans ce Japon d’après-guerre où les
vaincus vivent une
période pour
le moins compliquée, où les gangs,
le marché noir et la corruption, sont souverains. Cette époque
ressemblant comme deux gouttes de saké à celle de la prohibition
américaine, cet indispensable terreau fertile dont Dashiell Hammett,
puis d’autres ensuite, ont si bien profité.
Mais, Kurosawa est
aussi un humaniste et le sort réservé à son peuple le préoccupe
manifestement. Puisque nous parlons du peuple, pourquoi ne pas
s’autoriser à penser que le titre original du film Tengoku
to Jigoku fait référence à ce peuple
d’en bas cher à
Jack London ; peuple
d’opprimés qui lutte comme
il le peut, et
avec ses moyens limités, pour tenter
de rejoindre le
peuple d’en haut , celui
des puissants et des riches. Dans
l’exposition du film (dont nous parlerons plus tard) on peut donc
observer que la maison du riche commerçant se situe sur une colline
dominant la ville, bien au-dessus des taudis surpeuplés et
grouillants d’activité.
Cette
lutte entre le peuple d’en haut et celui d’en bas va donc occuper
une place importante dans la narration et dans
l’hypothèse dramatique du
film.Avant de passer à la
mise en scène proprement dite, offrons-nous un petit résumé pour
les veinards qui n’ont pas encore vu ce film.
Dans
sa luxueuse villa
Kingo Gondo, fondé de pouvoir d'une importante fabrique de
chaussures, a
réuni
les membres de
son
conseil d'administration, qui tentent d'imposer une nouvelle
politique de "chaussures bon marché", à laquelle s'oppose
Gondo. Soudain,
on annonce que son jeune fils a été enlevé, ce qui sème la
panique, car le ravisseur
de l’enfant
demande une rançon de 30 millions de yens. Mais un délicat dilemme
survient lorsqu'on apprend que le ravisseur s'est trompé et a en
fait enlevé le fils du chauffeur de Gondo. Après une longue
hésitation, et sous la surveillance secrète de la police, il décide
de payer la rançon.
Dans
cette fameuse et très longue exposition (filmée comme il se doit
« au
ras du tatami »)
l’auteur prend le temps nécessaire de nous faire partager la vie
du personnage principal, de
sa famille (dont le rôle de chacun est clairement défini) et de ses
collaborateurs.
Cette réunion se tient donc dans un calme absolu où les femmes
servant des rafraîchissements donnent l’impression de flotter
entre les hommes assis en cercle. Toute la séquence est filmée en
plans larges, donnant l’impression d’une succession de tableaux.
Les
mots sont brefs, calculés ; les gestes précis et presque
théâtrales.Ce parti-pris d’une installation longue et méthodique
va sceller ce récit de façon remarquable. De
cette façon, l’annonce de l’enlèvement du garçon (plot-point)
va nous surprendre et nous allons adopter sans sourciller (et encore
sous le choc) son point de vue, ses décisions et ses résolutions.
Habile donc, cette entrée en matière tout en douceur qui
s ‘achève dans le chaos.
Dans
la deuxième séquence, le personnage principal va être
dans l’obligation de
descendre dans la ville d’en bas pour remettre la rançon au
ravisseur. A partir de ce moment-là tout s’accélère. Quelque
scènes dans un train sont même filmées caméra épaule, je
pense, accentuant le caractère urgent de cette quête.
On a compris que chaque séquence aura donc sa propre entité
et sa propre
méthodologie dans le but unique de servir le récit. Comme une
partition écrite avec soin, les séquences défilent en rythme
tantôt soutenu, tantôt plus lent. La
descente « aux enfers » de l’industriel (composée
et articulée comme un véritable voyage initiatique)
va se poursuivre jusqu’à
la scène du climax
qui montrera le
vrai visage du ravisseur.
J’aurai
pu employer le verbe « dévoiler » pour cette scène
remarquable, étudiée dans toutes les écoles de cinéma, avec
ses décors visibles
ou à
demi-dissimulés
par
de légers rideaux blancs flottant
au vent.
Je
doit ajouter également un
autre élément très important ;
la chaleur. Etouffante,
elle
ne
cesse de renforcer l’atmosphère déjà lourde
et pesante
de l’ensemble. Cette
chaleur pesante, on peut d’ailleurs la retrouver dans deux autres
grands films noirs de cette période du Maître ( L’Ange
Ivre
et Chien
enragé
).Vous
l’aurez compris, tous ces « détails » de mise en
scène, ces
personnages puissants, ces lieux inimaginables que l’on découvre
au fil des scènes, finissent
par faire apparaître
un véritable tableau du
monde corrompu, pas très éloigné de l’Enfer
de
Dante.
Par
moi on va vers l'éternelle souffrance ;
Par moi on va chez les âmes errantes.
Par moi on va chez les âmes errantes.
Puis,
enfin, notre voyageur finira par retrouver sa maison, là-haut, sur
la colline, au-dessus de ce monde, triomphant
du vertige, des illusions et de la peur.
S’il
le veut, notre héros pourra même observer les étoiles.
Julius
Marx
(1)
Dans le japon de cette époque mouvementée, les enlèvements contre
rançon ne cessaient d’augmenter.