Article paru dans l'indispensable revue l'Indic
Ciné-club : La peur de l’Etranger
The Stranger (Le Criminel) est un film américain d’Orson Welles sorti en 1946. Dans ce film, rien ou presque n’est de
Welles ; c’est du moins ce qu’il écrivait : «il n’y a rien de
moi dans ce film. Je l’ai tourné pour montrer que je pouvais être un aussi bon
réalisateur que n’importe qui d’autre. » (1)
Le projet a été initié par le producteur Sam
Spiegel et le script écrit par Victor
Trivas et John Huston. On peut même parier que comme la plupart des films du
maître son montage final a été trituré par d’autres petites mains à la solde du
producteur. Mais, vous savez déjà que la
lutte constante de Welles contre les différents producteurs en le transformant en paria
l’a aussi, du même coup, élevé au
rang de génie. Dans le film dont nous parlions (avant que je ne balance cette
hypothèse en sachant pertinemment que je
n’aurais pas le temps de la développer)
cet étranger se nomme Franz Kindler et il est incarné par Welles
lui-même. Présenté comme le concepteur de l'idée de génocide, il a trouvé
refuge à Harper, une petite ville du Connecticut, où il est devenu
enseignant sous le nom de Charles Rankin. C'est là que finit par le
retrouver Wilson (Edward G. Robinson),
un enquêteur rondouillard et futé de la Commission sur les crimes de
guerre. Ceci étant précisé, mais
pourquoi donc, alors, nous intéresser à ce film? Eh bien, pour la réalisation
précisément .Nous allons tenter de comprendre comment un auteur (et pas
n’importe lequel, admettez..) peut réussir
avec un sujet extérieur à priori à son univers, à laisser son empreinte sur un film et à le rendre magique. La
réalisation (terme générique regroupant les différentes fonctions du
réalisateur) c’est aussi et surtout le
talent d’un auteur pour s’approprier le sujet et lui donner un sens (son sens). Ensuite, c’est
la faculté de faire travailler ensemble acteurs et techniciens au service de cet objectif qui doit devenir commun.
Dans le cas présent, Welles s’intéresse
plus particulièrement au personnage de Rankin/Kindler. L’homme a
toujours été fasciné par les personnages à l’égo démesuré ( Arkadin et Kane,
bien sûr, mais aussi Hank Quinlan, le
flic pourri de Touch of Evil.) Il est évident que ces
« monstres » ont une force dramatique bien supérieure à la normale et
offrent de formidables promesses de récit.
Ils deviennent du même coup à
l’image de Welles, lui-même un
personnage d’une imagination créative et d’une force hors du commun. Il façonne
donc son personnage et parvient à le rendre étonnement complexe et ambigu.D'un professeur totalement intégré dans la petite communauté de Harper, il va
faire un véritable serviteur du Diable.
Le génie de Welles reste de ne pas avoir
montré « une bête
féroce» comme l’aurait fait avec
facilité beaucoup de scénaristes. Ici, Kindler
à l’apparence d’un humain, il est apprécié de ses étudiants, il
participe activement à la vie de la cité
en réparant, par exemple, l’horloge du clocher. Mais,lorsqu’il doit éliminer
un ancien compagnon de route pour ne pas être démasqué, il n’hésite pas à
l’étrangler de ses mains. Le sacrifié (un ancien nazi évadé de prison) lui révèle
même qu’il a été touché par la foi divine. Le Diable n’a d’autre
solution que de réagir au plus vite. Ensuite, redevenant le bon professeur, il
se rend à son propre mariage ! Cette double personnalité est
subtilement marquée. Côté jeu, le
physique de Welles et sa voix si grave, si envoûtante. Côté technique, il
apparaît à la fois dans l’ombre et dans la lumière. Mais, pour faire exister
son personnage il se doit de s’occuper
également de son environnement.
Dans un premier temps nous découvrons la
petite ville à l’apparence si paisible
et ses habitants. Ici, pas de pavés mouillés ni de voyous, mais des
résidences fleuries, et de braves citoyens respectueux des lois .Le
calme et la sérénité seront bientôt
troublés par ce qui ne doit pas être dit. Les bons
paroissiens oublient quelques-uns des dix commandements et la peur de
l’étranger finit par l’emporter.
Croyez-moi, la lutte du Bien et du Mal, façon Welles, vaut le détour. Quant à
savoir si la forme polar y est sanctifiée, à quoi bon.
Voilà, c’est tout
pour ce soir. Ceux qui n’ont pas encore réglé leurs cotisations doivent le
faire au plus vite auprès de notre trésorier. A la semaine prochaine,
sortez en silence.
Julius Marx
(1) La Politique des auteurs (Champ-Libre 1972)
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